Les génies que nous sommes (3)

Par le 13 September 2010
dans Changer les règles

L'"Ina Bauer" parfait... après 20 000 chutes !

Cet article est le troisième d’une série qui a commencé ici.

La musique de Puccini remplit les oreilles et les cœurs.

A cet instant, par télévision interposée, une grande partie du monde entier a les yeux fixés sur cette frêle silhouette qui glisse sur la patinoire. La Japonaise Shizuka Arakawa a une chance unique de décrocher la médaille d’or des Jeux Olympiques, car la favorite – une Américaine – est tombée par deux fois.

Unique, car à 24 ans, elle est considérée comme une “grand-mère” dans le monde du patinage artistique. Unique, parce qu’à plusieurs fois, elle avait déjà pensé à abandonner, à prendre sa retraite sportive.

Mais pour décrocher l’or, elle ne doit pas chuter pendant les quatre longues minutes de sa prestation et surtout, elle doit réussir sa figure favorite, un “Ina Bauer” avec tête renversée, un mouvement qu’elle est la seule à réaliser.

Shizuka, au fil des minutes, se contente d’assurer en réduisant la difficulté de son programme. Là où d’habitude elle réalise des triples, elle se contente de doubles. Là où d’habitude elle accélère, elle se montre beaucoup plus prudente.

Mais, elle le sait, les juges ne lui pardonneront pas si elle ne leur offre pas un “Ina Bauer” parfait.

Et à presque 3 minutes dans son programme, le moment de vérité arrive.

Le geste “naturel”

Un “Ina Bauer” est une figure où les patineurs décalent leur patins et les mettent en parallèle pour se laisser glisser – généralement en écartant les bras – dans un virage assez large, donnant un aspect majestueux à leur mouvement. Shizuka Irakawa elle, y ajoute une difficulté supplémentaire en s’arc-boutant en arrière, à la limite du déséquilibre.

Les trémolos des violons de Puccini continuent à remplir la patinoire, dans les tribunes on retient son souffle, et la patineuse japonaise écarte enfin ses patins et se laisse glisser en arrière. Elle se penche de plus en plus, sa tête est pratiquement à l’envers. Elle continue, encore et encore, tout en lançant ses bras vers le sol, paraissant s’abandonner au rythme de la musique.

Tout le Japon est silencieux devant son écran de télé.

Va-t-elle réussir à se redresser ? Ne va-t-elle pas se déséquilibrer et tomber ? Pendant quelques instants, qui semblent une éternité, elle reste ainsi avant d’amorcer la sortie de sa figure fétiche. Le monde entier – et sutout le pays du soleil levant – retient son souffle.

Aussi élégamment qu’elle s’était penchée en arrière, la Japonaise remonte son buste et termine son “Ina bauer” sous un tonnerre d’applaudissements qui fait vibrer toute la patinoire.

Elle le sait maintenant, elle a pratiquement gagné. La seule qui pourrait encore la battre, une Russe, chutera plus tard, sans doute déjà mentalement vaincue.

Shizuka Shirakawa remporte ainsi la médaille d’or des Jeux Olympiques de Turin.

Et elle a vécu pour ce moment, pendant 18 longues années d’entrainement.

La pratique délibérée

Quels enseignements peut-on tirer de la prestation de la Japonaise ?

D’abord, il faut être honnête. Elle n’était pas favorite au début de la compétition. Elle a eu de la chance car ses deux principales rivales ont chuté – à cause de la pression ? – mais cette chance fait partie du succès et j’y reviendrai plus tard.

Ensuite, elle a su être présente là où on l’attendait, sur son fameux “Ina Bauer” si unique, sa marque de fabrique. Et si elle a pu le réaliser sans flancher, c’est grâce à la pratique délibérée à laquelle elle s’est soumise, tout au long de ses années d’entrainement.

La pratique délibérée, c’est donc le nom qu’Anders Ericsson, le chercheur de l’université de Floride, a donné à un “entrainement” qui comprend 5 conditions découvertes après avoir analysé, pendant des années, des grands champions et des experts dans tous les domaines.

Cette pratique, comme le précise le professeur Ericsson, n’est pas réservé aux Shizuka Irakawa, Tiger Woods, Venus Williams et autres enfants qui deviennent des champions. Elle n’est pas non plus réservée au sport.

Il est possible de l’utiliser à tout âge et dans n’importe quel domaine pour améliorer sa propre performance.

Un “entrainement” sur mesure

Les trois premières conditions d’une pratique délibérée sont très simples.

L’entrainement doit être concentré exclusivement sur l’amélioration des résultats (1), il doit être facilement répétable (2) et on doit pouvoir recevoir un feedback immédiat (3).

Dans le détail, cela donne quoi ?

Ceux et celles qui veulent augmenter leurs résultats, se perfectionner, être meilleurs vendeurs, professeurs, comptables, négociateurs, etc, doivent donc se préparer avec un entrainement spécifique, encadré par un mentor, un coach ou un entraineur – tout du moins au début. Et cet entrainement, encore une fois, ne doit avoir qu’un seul but : améliorer ses performances.

Alors, il ne suffit pas de recommencer chaque jour vaguement la même chose. Sinon, c’est comme un joueur de golf qui pratiquerait son swing tous les matins, sans analyser pourquoi parfois il le réussit très bien et pourquoi – souvent – sa balle finit dans les bosquets. Ainsi, il ne progressera plus du tout après avoir atteint un certain palier. Au-delà, il stagnera car il n’aura aucune information sur ce qui ne va pas dans son swing.

Dans notre travail, c’est la même chose. On débute en se lançant, motivé, on apprend toutes les bases de son boulot et ensuite on atteint un niveau où l’on se sent à l’aise et où l’on pourra rester pendant des années, sauf si un chef de service nous mute et nous oblige à nous former à nouveau. Plus le temps passe et plus on se sent confortable dans sa routine. On est, comme on dit souvent, dans sa zone de confort, dans son cocon, et on ne veut pas en sortir.

Là, il n’y a plus de progrès.

Par contre, si le golfeur suit les conseils d’un entraineur expérimenté, ce dernier saura lui expliquer quels sont les détails qu’il doit modifier, par exemple, dans la position de ses mains sur le club afin que son swing soit plus sûr, plus efficace. Il préparera des exercices très précis et sur mesure afin que le golfeur puisse améliorer cette position des mains.

En entreprise, c’est identique. Au lieu de prendre le téléphone chaque matin pour appeler ses prospects, le commercial cherchera avec un coach à établir quels sont ses points faibles et ce dernier proposera des exercices sur la façon de poser sa voix, les phrases prononcées ou les mots utilisés.

La répétition et le feedback

La deuxième et la troisième condition de la pratique délibérée sont donc que chaque exercice doit être facilement répétable et que le feedback doit pouvoir être immédiat afin de pouvoir rapidement corriger les erreurs.

Prenez l’exemple des médecins. Le professeur Ericsson, dans ses recherches, a noté que pour la plupart d’entre eux, plus les années passaient, moins leurs diagnostics étaient sûrs. Les effets de la faculté de médecine s’éloignant, les docteurs, livrés à eux-mêmes, n’ont aucun moyen de savoir immédiatement si leur diagnostic est juste. Il n’y a pas de feedback instantané. Il leur faudra un certain temps – analyses diverses, traitements, apparition ou non d’une maladie – pour être certains de leur choix. D’où l’importance extrême pour eux de constamment se documenter et de mettre à jour leurs connaissances.

Mais ce n’est pas le cas des chirurgiens.

Ainsi, pour un médecin, la répétition est sans doute difficile voire impossible car chaque patient est unique et vient le voir pour des raisons différentes, tandis qu’un chirurgien lui, se spécialise dans un type précis d’opérations. Ce dernier va ensuite répéter cette même intervention chirurgicale en ayant, bien sûr, à chaque fois un feedback immédiat : l’état du patient.

Dans l’exemple du golfeur, sur les conseils de son coach, il va travailler une seule partie de son swing en se concentrant sur sa prise en main. ll va refaire ce mouvement des dizaines et des dizaines de fois – voire plus dans le cas de Tiger Woods – en ayant un feedback immédiat, la réussite ou non du mouvement.

C’est la même chose pour Shizuka Arakawa. Son fameux “Ina Bauer”, pour qu’il apparaisse si naturel dans la finale Olympique de Turin, elle l’aura répété combien de fois au juste ? Un journaliste américain, Jeffrey Colvin, a estimé, en analysant son programme d’entrainement au fil des ans, qu’elle avait dû tomber environ 20 000 fois avant de parfaitement le réussir.

20 000 fois.

Le derrière sur la glace bien dure.

Et bien froide.

Évidemment, là, le feedback est instantané. 😉

Dans l’infiniment petit

Les années de recherche du professeur Ericsson lui ont donc permis de déterminer quelles étaient, selon lui, les 5 conditions sous lesquelles les experts ou les génies développaient leur talent. Nous venons déjà d’en détailler trois d’entre elles.

Ces études, très sérieuses et vérifiées à maintes reprises, ont été encore récemment confirmées, mais cette fois-ci, directement dans le cerveau.

Une preuve visible ?

Oui.

Une modeste substance de couleur blanche, la myéline, est en train de provoquer de grands bouleversements dans la compréhension de notre interaction avec notre cerveau.

Alors, dans la quatrième partie de cette série, nous en saurons plus sur cette mystérieuse myéline et nous verrons pourquoi les trois premières conditions d’une pratique délibérée y sont directement liées. 😉

(Suite)

(Photo* : tpower1978)

*Pour les puristes, ce cliché date d’octobre 2009 et montre Shizuka Arakawa, maintenant professionnelle, effectuant son fameux “Ina Bauer”. En 2006, après sa médaille d’or des Jeux de Turin, l’expression “Ina Bauer” était entrée dans le langage japonais (イナバウアー) et indiquait l’idée de se pencher en arrière.

Commentaires

14 commentaires pour “Les génies que nous sommes (3)”
  1. David says:

    C’est à la fois si simple et si difficile à appliquer au quotidien. En effet, la répétition paraît être une condition évidente pour apprendre. Toutefois si l’amélioration des performances ne vient qu’au bout du 20000ème essai après 20000 feedbacks négatifs… cela laisse le temps de s’ennuyer et de se décourager. Ne faut-il pas une forme de naïveté pour réussir ?
    La clef réside peut être dans les 2 conditions à venir ? J’ai hâte…

  2. Jean-Philippe says:

    Merci pour ton commentaire David ! As-tu l’intention de réussir un “Ina Bauer” ? Veux-tu devenir champion olympique ? Si non, tu n’as pas besoin de 20 000 répétitions. 😉

    Les exemples que je donne sont extrêmes et concernent des gens qui ont commencé très très jeunes. Ceci dit, nous adultes, nous pouvons grandement améliorer nos performances, dans un domaine qui nous plait, en suivant les mêmes conseils. 🙂

    Mon projet Cloudbraining, utilisera ce système pour montrer à ses participants, combien ils peuvent progresser dans le domaine de leur choix, car souvent nous nous sous-estimons. 😉

  3. Jé Rôme says:

    La lecture de cette série me donne l’impression que le travail – ou l’entraînement – finit toujours pas payer et que nous sommes égaux face à la pratique (“10 ans, ou à peu près 10 000 heures de pratique”).
    Sommes-nous si égaux? Le feedback n’est-il pas plus immédiat et évident pour certains, et les étapes plus ou moins nombreuses ou longues (comme pour un raisonnement en mathématiques)? N’existe-t-il pas plusieurs chemins pour arriver à un même résultat, où le génie serait de trouver le plus simple?

  4. Jean-Philippe says:

    Merci Jé Rôme pour ton commentaire ! Non, le travail ne finit pas toujours par payer. 😉

    Regarde autour de toi, combien de personnes passent 20, 30 ou 40 ans à le faire sans vraiment avancer ? et puis il n’y a pas de “méthode” spécifique. Chacun arrive par son propre chemin, par sa façon d’apprendre. Quand les chercheurs trouvent que 10 ans ou 10 000 heures c’est le minimum requis pour devenir un “génie”, cela ne veut pas dire qu’on est tous et toutes obligés d’en passer par là. On peut se contenter de 5 ans, avoir plus de diversité dans la vie et aimer ce que l’on fait à un niveau moins élevé. 🙂

  5. Merci pour cet article très inspirant. J’ai hâte de lire la suite et surtout d’en savoir plus sur le “Cloudbraining” que je viens de découvrir dans les commentaires…

  6. Jean-Philippe says:

    Merci pour tes compliments Sophie ! Le groupe Cloudbraining s’inspirera directement de toutes ces informations et sera une sorte de plateforme de lancement pour un groupe d’explorateurs de la vie qui veulent se prouver que tout est possible, dans la limite de son imagination.

    Le groupe sera très réduit, le prix pour participer sera élevé mais ce sera une expérience inoubliable pour connaitre ses énormes capacités personnelles, jusque là insoupçonnées ! 😉

  7. Mestizaje says:

    Bonjour Jean-Philippe
    Tes articles sont toujours inspirants, mais cette série là me tient en haleine depuis bientôt 2 semaines. Merci de synthétiser pour nous, lecteurs, autant d’anecdotes et de travaux de recherche passionnants…
    Cela justifierait peut-être même l’écriture d’un ebook tu ne crois pas ? “Devenir un génie en 5 leçons”… Je serais preneuse personnellement !

  8. Tiens tiens je retrouve les principes du coaching : rechercher les axes de progression et le FeedBack ainsi que celui de l’apprentissage: la répétition.
    Impatiente de lire la suite 🙂

  9. Jean-Philippe says:

    @Mestizaje Merci pour les compliments ! Un ebook ? Je trouve que c’est une très bonne idée ! Je vais y penser. 😉

    @Fadhila Les clefs sont toujours les mêmes, mais avec différentes dénominations ! Mais, on les perd souvent donc, il faut régulièrement repasser le message. 😉

  10. Me says:

    Salut et merci pour ces exemples passionnant !

    Quand on dit “L’entrainement doit être concentré exclusivement sur l’amélioration des résultats” si on applique cette idée dans le domaine de l’étude par exemple cela veut dire que le travail doit etre méthodique mais comment faire pour nous tester et prouver par exemple que notre travail est bien payant et qu’il faudra maintenant que passer a la seconde étape surtout qu’on a pas beaucoup de temps au lycée et au collége par exemple donc il vaut mieux s’assurer avant de répeter car toutes ces tentations n’ammeneront pas forcément le résulat prévu et peuvent etre vaine

    Merci et désole si c’est un peu long ^^”

  11. Jean-Philippe says:

    Très bonne question Me ! J’avoue ne pas avoir de réponse à proposer vu que le système scolaire est surtout basé sur l’apprentissage passif et brut…

    Aux États-Unis, le blog de Cal Newport est célèbre pour proposer des stratégies pour aider les étudiants du lycée et de l’université à ne pas perdre leur temps et à être efficace.

    Autrement quelqu’un à d’autres pistes ?

  12. Me says:

    Merci pour le site j’attends d’autres suggestions ^^

  13. Hakim says:

    Excellent! Merci pour ce partage Jean-Phi.

  14. Nathalie says:

    Ah ce fameux feedback… je continue 🙂

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